Temps suspendu au hammam…
Fès, Maroc. Une de nos premières requêtes auprès de Youssef est de nous indiquer le hammam du quartier : « Un hammam ou un spa ? » nous demande-t-il, interrogateur ? On insiste, on veut (enfin, je veux, et j’y emmène la troupe !) tester un authentique hammam de quartier : pas de problème, il va nous y amener pour « réserver » (vu l’expérience, ce terme me semble maintenant un peu pompeux, je pense que c’était surtout pour préparer la « gérante » à notre venue). Nous voilà reparties dans les ruelles, il nous montre initialement le four, une petite pièce obscure mais délicieusement chauffée, où deux hommes aux sourires généreux (je ne suis pas sûre du caractère complet de la dentition là non plus) alimentent du matin au soir tard le feu de bois qui chauffe le hammam situé en amont. On poursuit le chemin et voilà que se dévoile une porte ouverte sur un couloir au carrelage usé : au fond, un rideau de toile cirée verte très épaisse. « Fatima ! » hurle-t-il ; une tête dépasse du rideau, il s’enquiert en arabe de la possibilité de notre venue, rendez-vous est pris pour 19h30. Il nous propose de rentrer pour « visiter » ; on est un peu gênées, on est toutes habillées et chaussées, mais il insiste, et je me retrouve lâchement abandonnée à suivre Fatima qui se dévoile quasiment nue devant moi (la poitrine à l’air, les plis généreux, et un simple slip couleur chair mouillé qui me fait penser initialement qu’elle est toute nue) : vous imaginez ma gêne, elle veut que je la suive après les vestiaires car elle tient à me montrer les lieux. Je pénètre sur la pointe des pieds dans la première salle, au carrelage trempé, aux murs de chaux décrépis, où une demi-dizaines de femmes de tout âge font leurs ablutions dans des seaux en plastique colorés, où quelques jeunes enfants y trempent en entier également… C’est alors qu’elle s’aperçoit que j’ai un appareil photo en bandoulière – que je n’avais, pour une fois, évidemment pas l’intention d’utiliser - , et elle se met à crier « no photo, no photo ! » en me reconduisant à la hâte dehors.
Je suis tellement scotchée du frustre spectacle auquel je viens d’assister que j’ai du mal à le partager aux copines : je veux les laisser découvrir tout à l’heure…
Le temps d’un nouveau thé à la menthe (qu’il est bon !) et de la question posée sans détour à Youssef par Muriel : « Bon Youssef, il faut que tu nous dises : comment se présente-t-on dans le hammam : toutes nues ?? » ( il nous confirme sans aucune gêne perceptible que c’est seins à l’air et petite culotte), nous voilà parties pour l’expérience de notre vie ! Nous avions pris soin d’acheter dans la rue dans l’après-midi des petites doses de savon noir « à l’huile d’argan » (on ne saura jamais si c’était vrai !) et des gants de crin, on est parées !
Les « vestiaires » sont sommaires : pièce de chaux et de carrelage elle aussi, on monte un escalier aux marches (toujours) inégales qui nous mène au niveau supérieur : bancs de bois et portes manteaux muraux datant de Mathusalem pour accueillir les vêtements, pieds nus immédiatement conscients du risque de mycose à venir, soutien-gorge jetés : notre pudeur naturelle et individuelle s’efface rapidement face à l’évidence de cette aventure commune féminine !!
Fatima nous prend en mains, par des signes elle nous indique où l’on doit se placer ; elle nous apporte à chacune un petit tabouret bas en plastique style Curver, et un seau de couleur. Les gestes sont précis, autoritaires, on obéit au doigt et à l’œil, échangeant des regards amusés aux autres femmes présentes autour de nous. Comme murmure discrètement rapidement Muriel (fou-rire contenu immédiat) : « l’avantage dans ce genre d’expérience, c’est que t’as immédiatement l’impression d’avoir un corps de déesse » !!! Il faut dire que la Marocaine, à l’exception des adolescentes tout juste pubères, a le corps très généreux.
Elle remplit méticuleusement dans des proportions qui doivent tenir aux habitudes millénaires les seaux d’eau froide avec de l’eau bouillante qu’elle va chercher à la fontaine de la pièce la plus chaude derrière : elle nous interdit d’y toucher, elle a très peur qu’on se brûle, et tels des enfants impressionnés par l’indétrônable autorité de la matriarche, on se fait toutes petites.
L’ambiance est humide, trempée même, vaporeuse. L’eau s’écoule en continu sur le carrelage noir et blanc usé, vers des trous d’évacuation encombrés de poils et de cheveux (qui vaudront quelques haut-le-cœur à Myriam !).
Trois pièces en enfilade, nous sommes dans la deuxième, toutes faites de murs recouverts de chaux, décrépis, piquetés de mauve ou de vert selon l’oxydation, au plafond voûté. Quelques femmes sont autour de nous, de toutes générations.
Face à nous, une femme à la poitrine extrêmement impressionnante (celle de Soso à côté fait pâle figure) nous interpelle par son attitude : elle semble planer, dans son monde, assise à même le sol, le dos voûté. On y va de notre diagnostic : elle doit être une grande dépressive. A ses côtés sa fille de 4 ans se lave aussi dans le seau, dans un calme permanent impressionnant (on ne peut pas s’empêcher d’imaginer nos bambins dans l’ambiance : sagesse absolument impossible pour eux !) : elle doit être habituée à venir là depuis sa naissance, avec sa mère dépressive. Mais finalement son visage s’illumine soudainement et elle chercher à communiquer avec nous par les signes, comprenant que nous sommes amies. Elle constate que Soizic est marocaine et ne veut pas nous croire : non, elle est bien française, issue d’un malicieux métissage antillo-breton. Ce sera la première d’une longue liste de remarques identiques au cours des trois jours qui nous feront à chaque fois bien marrer (jusqu’au douanier avant de quitter l’aéroport le dernier jour qui lui soutient que, puisqu’elle a forcément un père marocain, elle peut faire faire sa carte d’identité franco-marocaine : « si ! si ! j’te jure ! »).
Une forme de complicité féminine ancestrale et universelle nait alors entre nous toutes : nous ne nous sentons à aucun moment jugées, ni observées : nous sommes juste des femmes, comme elles, au milieu de cette ambiance inédite d’eau en abondance, de splashs, d’écloussures, de vapeur… Le rituel continue, on nous fait nous laver au savon noir, en couches épaisses : les yeux me piquent, j’ai droit à un très délicat lancer d’eau à la louche dans la figure ! (encore un bon fou-rire). Puis, chacune à notre tour, on se fait gommer au gant de crin (on peut dire qu’on se fait décaper, et même arracher l’épiderme) par Fatima ou une autre femme plus jeune qui décide de l’aider. Elles sont fières de nous montrer toutes les peaux mortes qu’elles enlèvent : c’est presque cracra quand même, mais l’efficacité est incontestable ! On nous propose le shampoing : j’accepte, la jeune femme sort son flacon et « sa brosse à poney » de son vanity en plastique (vive le Curver encore) à trous et là aussi, c’est puissant !
On se lève pour aller discuter avec deux adolescentes (elles, ont vraiment un corps de rêve) dans la pièce la plus chaude qui contient la fontaine d’eau bouillante, le sol est brûlant, c’est difficilement tenable debout. Elles parlent un peu le français et nous apprenons ainsi qu’elles viennent environ deux fois par semaine au hammam, le jeudi et le samedi soir. A partir de 21h, c’est le temps des hommes. Les petits garçons peuvent y accompagner leur maman jusqu’ à environ 6 ans, tiens d’ailleurs, il y en a un… Elles y restent en moyenne deux heures.
On revient dans la deuxième pièce pour subir le massage appuyé de Fatima ! Pendant que chacune se fait malmener à son tour, à même le sol sur un petit bout de lino, on continue d’observer les autres femmes. Dans un coin, une vieille femme aux cheveux longs et à la culotte entortillée à mi-fesses (gros fou rire encore), reste impassible, dans ses gestes ritualisés depuis la petite enfance. La femme dépressive se révèle en fait épileptique : elle est victime de révulsions oculaires avec suspension de contact extrêmement fréquentes, qui expliquent son ralentissement général. Je me pose la question d’un syndrome de Jeavons, mais vu sa pharmaco-résistance naturelle, on convient de ne pas se mêler à cette histoire ! La petite, elle, est toujours aussi sage, et continue irrémédiablement de se laver, elles en sont probablement au 4e passage depuis qu’on est arrivées, on se dit que la femme épileptique ne se rappelle jamais qu’elle s’est déjà lavée : c’est un cercle infernal !!!
Notre massage est soldé par une petite tape sur la cuisse pour se relever, et un rinçage abondant répété à l’eau chaude, Fatima nous fait claquer la culotte, et devant, et derrière, pour ne pas oublier de nous rincer l’entrejambe !!! Et que je te soulève un sein puis l’autre pour rincer dessous aussi (pas besoin chez moi d’ailleurs !!) Vous imaginez encore les fous-rires des partenaires…
Pour finir voilà l’arrivée d’un personnage haut en couleur, que nous comprenons être une sorte de mascotte parmi les femmes du quartier, qui vient rapidement nous taquiner ! Elle jette son dévolu sur Muriel, lui faisant claquer la culotte !! Elle initie des chants que toutes les femmes clôturent d’un youyou endiablé, c’est juste extraordinaire : on est totalement hors du temps, dans cette complicité spontanée du gynécée. Mais elle n’est probablement pas si nette, les autres femmes nous font signe qu’elle est un peu folle, et l’idée se confirme puisqu’elle vient ensuite hurler dans le tympan de Muriel au cours de son massage : on est passé pas loin de la perforation, le niveau auditif moyen du groupe continue de baisser (cf l’otite barotraumatique de Sophie qui lui a amputé l’oreille droite tout le séjour).
Mais Fatima est lasse de nous avoir massées chacune les unes après les autres (il faut dire qu’elle y met de l’énergie !!), et notre expérience s’achève là. Il est temps de retourner s’habiller, on est pressées par la gérante car il est 21h, c’est bientôt l’heure des hommes ! On ressort lessivées, dans un état de bien-être émoustillé par l’aventure qu’on vient de vivre : il fait noir dehors.
Le hammam traditionnel du quartier, c’est immuable, c’est un rituel millénaire auquel on a eu la chance de goûter, dans un lieu on ne peut plus authentique, dénué de toute forme de luxe (de ce côté on a été servies, je pense qu’on est tombé sur le hammam le plus ancestral qui soit !!), où chaque femme se retrouve dans sa plus simple condition au milieu des autres, de génération en génération. Le hammam, c'est l'impossibilité de photos pouvant vous illustrer le moment, mais c'est autant de charme et de mystère préservé, à chacune de l'essayer!
Le hammam, c’est une salle de bain qui dure trois heures, et cette notion d’étirement du temps où ces femmes se lavent et se relavent inlassablement dans une langueur hébétée qui nous a marquées : ça deviendra une source d’anecdote partagée pour signifier « qu’on a le temps ou pas ». « Ce matin, j’étais pressée, j’ai pas pu faire hammam !!! »