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Péninsule d'Izu: plongée au coeur d'un petit commissariat de campagne...


Voilà comment en quelques minutes on bascule d’un voyage intense mais rêvé à un cauchemar qu’on a du mal à réaliser. Pendant vingt minutes je n’y crois pas, la sacoche a été abandonnée sur les galets, on va forcément la retrouver, un villageois va attraper le voleur, ça n’est pas possible de tout perdre maintenant : et puis peu à peu, je me fais à l’idée alors même que Pierre est au bord du malaise… une très grosse somme d’argent en liquide, en yen et en euros, toutes nos cartes bancaires, nos deux permis de conduire, tous nos JR pass, achetés à un prix très important, et toutes nos cartes administratives françaises, seuls nos passeports étaient restés dans mon sac dans la voiture, par chance, oserai-je dire… Nous n’avons plus rien, plus un yen ni un euro, plus aucune possibilité d’en retirer dans cette bourgade isolée. Le soir tombe et la police arrive, appelée par le couple japonais qui était avec nous pour entrer dans le onsen. Par chance ils ont quelques mots d’anglais et on peut expliquer la situation aux policiers, qui sont deux, puis quatre, mais on sent rapidement qu’ils sont dépassés par la situation. Aucun ne cherche à aller prospecter dans le village alors qu’on pense que le voleur est encore tout près, pas d’interrogatoire de voisinage, c’est Basile qui leur suggère de regarder la caméra vidéo qui surveille le pont près de l’onsen. Ils prennent notre identité tellement difficilement à cause de l’écriture, on essaie de se débrouiller avec Google traduction dont on sent bien qu’elle est tellement aléatoire qu’elle finit par aggraver les compréhensions. On comprend rapidement que le fait que nous n’ayons plus nos permis de conduire originaux est un énorme problème car nous ne pouvons plus conduire la voiture de location, même pour rejoindre notre hébergement, pourtant à quelques kilomètres seulement. La police nous l’immobilise. Nous n’avons plus un sou pour acheter à manger. Je finis par craquer en larmes au bout de deux heures, à voir que rien n’avance et qu’on reste bloqués là sur la jetée. Il semble qu’on ne peut pas aller continuer la discussion au poste de police. La gérante de l’onsen, une petite grand-mère, finit par arriver elle aussi et comprend ce qui s’est passé. On sent que c’est très difficile pour elle aussi d’imaginer que cela s’est passé chez elle, elle dit que c’est la première fois, et oui, ça tombe sur nous… Elle me remet une enveloppe avec de l’argent pour que nous puissions nous acheter à manger, et j’éclate en sanglots, prise entre le désespoir de vivre ça maintenant et ici alors que le moment était tellement magique, et l’émotion de son geste, son regard, qui me touchent au plus profond du cœur. Au bout de trois heures d’échanges et de pérégrinations, la police nous emmène à notre logement, je me fais escorter à l’épicerie pour acheter de quoi nous nourrir ce soir : drôle de sensation d’avoir deux policiers à ses fesses dans les rayons pour faire ses courses. On nous a volé tout notre argent, notre liberté de nous déplacer, et finalement, notre dignité. On nous a volé notre voyage. Nous voilà face à nous-mêmes dans cette petite maison sur la colline, isolée, face à la mer, qui me fait elle aussi tant penser à Ponyo… je pleure à nouveau de voir tout ce gâchis : cet endroit était idéal pour deux jours magnifiques sur Izu. Je pleure d’avoir honte de pleure pour ça, moi qui suis tellement bien placée pour savoir ce qu’est réellement un drame, qu’on vit trop régulièrement quand on est pédiatre du SAMU. Et pourtant je ne peux pas m’arrêter.


La nuit est courte et difficile, mais dans ma grande naïveté, j’imagine encore trouver des solutions : peut-être que les policiers vont nous faire des dérogations pour le permis de conduire ? pour pouvoir faire rééditer nos JR pass ? ils ont peut-être retrouvé le voleur ? quelqu’un aurait trouvé la pochette sans le liquide mais avec tous nos papiers ? On va passer la matinée au poste mais on pourra peut-être aller quand même se promener à pied dans les environs ?


Il fait un ciel bleu magnifique à notre réveil, la vue est superbe, mon cœur est serré… La police vient nous chercher à 8h, on laisse les enfants à la maison, on va pouvoir faire notre dépôt de plainte. Et je vais vite comprendre que la réalité va devenir pire que les cauchemars… Au poste de police, une affiche officielle me fait sourire (c’est au moment où j’ai encore un peu d’espoir) : on y voit des agents de police mis en scène façon mauvais film comique japonais, j’ose à peine y croire, et je me dis que ce n’est pas de bonne augure. L’entretien ne commence qu’à neuf heures quand une interprète peut être jointe par téléphone, et malgré tous ses efforts, les huit heures qui suivent vont être un supplice… Tout est extrêmement lent. Imaginez, huit heures pour prendre nos identités, la description complète de nos affaires volées, et notre témoignage des faits. Ils me font répéter 5 fois avec l’interprète la description du dessin sur ma pochette à carte bancaire (une pochette achetée avec Flora à San Francisco avec une petite bonne femme qui dit « oups I’m buying something again »… le chapeau du dessin , les couleurs, etc… pour une pochette qui fait la taille d’une carte bancaire. On nous fait décrire les couleurs de chaque carte bancaire, je dois décrire précisément la couleur de ma carte professionnelle, c’est limite si il ne faut pas que je précise où se fait le dégradé de bleu dans le cadre de l’ordre des médecins, l’adresse de l’hôpital… je remercie le ciel de ne pas avoir dit qu’il y avait aussi mes cartes de fidélité de magasins à Toulouse !! C’est à devenir fou. La partie prise d’identités est un sketch absolu : il faut que l’interprète traduise nos noms et prénoms en kanji, c’est-à-dire en « sons » puis les fasse transcrire par écrit aux policiers : grosse difficulté sur « Pierrette » (le « ette »), mon deuxième prénom : on a mis 20 minutes juste sur ça… à l’écrire, j’en ris nerveusement, mais j’en pleurais là-bas. Et quand on sait que j’ai 5 prénoms, je peux vous dire que j’ai maudit mes parents pendant cette heure-là et me suis maudit moi-même d’en avoir mis quatre à mes enfants…Tout était digne d’une caméra cachée, je l’ai cherchée partout mais jamais trouvée. On a faim, on a soif, mais on ne nous propose rien, et d’ailleurs les policiers eux-mêmes ne se sustentent pas. On m’amène des mouchoirs, mais aucune émotion n’est perceptible en face de moi, et pourtant, je sens, tout au fond, qu’ils sont bouleversés, et désorientés, ce qui n’améliore pas leur efficacité : ce vol, c’est un immense déshonneur pour leur commune, pour leurs personnes, pour le pays. Mon frère heureusement, pour qui, par ses latitudes américaines, n’est pas encore au lit, m’envoie des messages qui manquent de me faire exploser de rire à 50 cm des mines sérieuses des policiers ; je lui dis que je n’arrive pas à m’arrêter de pleurer et qu’ils m’ont amené des mouchoirs ; il me répond par message whatsapp, lu sous la table : « mets discrètement une crotte de nez sur un mouchoir et tend leur en leur montrant qu’ils t’ont donné un mouchoir sale, ils vont débloquer, leur code d’honneur va fondre »… Ce Edouard !!!! Je ris, je pleure, et j’ai aussi beaucoup de compassion pour ces hommes et cette femme, qui semblent tellement inexpérimentés, mais qui font de leur mieux. Chaque question que je pose à l’interprète et qui devrait amener une réponse en deux ou trois mots entraine 15 minutes de discussion… On plonge brutalement dans un aspect inconnu pour nous de cette culture. Mes pleurs se dédoublent quand je comprends que nous ne pourrons plus louer de voiture pour le reste du séjour, et surtout que tous nos JR pass sont définitivement perdus. La société jointe par téléphone, malgré toutes les négociations de la police, ne fera aucune exception : on ne peut pas les rééditer, on ne peut même pas les racheter, c’est totalement incompréhensible, nous allons devoir racheter tous les trajets individuellement à un tarif exhorbitant. La dernière information finit de nous achever : nous n’aurons pas de copie du dépôt de plainte, ni d’attestation de passage au commissariat. Au Japon, ça ne se fait pas. On a un numéro de plainte : 346. Voilà. Voilà ce qu’on doit dire à nos assurances en France : 346 .On ne sait plus si on doit continuer de pleurer, ou rire d’absurdité.

Heureusement pendant ces huit heures, je parle plusieurs fois avec Shin, un ami japonais de mon cousin Justin, qui parle parfaitement l’anglais et me soutiendra psychologiquement toute la journée, il parlera aussi aux policiers. Comment un parfait inconnu devient votre fil conducteur vital en quelques échanges téléphoniques. Puis c’est Koichi qui m’appelle, Japonais lui aussi, qui fait partie de l’association OLES d’entraide aux Français au Japon, contacté par Facebook : une voix tellement douce, un français parfait, une humanité hors normes, tous les deux sont profondément touchés de notre détresse et personnellement blessés de cet événement qui leur fait honte également, et feront tout pour nous aider dans cette journée si pénible et dans les journées suivantes. Mes pleurs sont aussi ceux de cette immense émotion face à ces comportements altruistes et désintéressés, et je pleure aussi cette honte que chaque Japonais ressent face à ce vol, alors qu’en France, nous n’aurions je crois que peu de compassion pour un événement que nous trouvons plutôt banal, même si le stress n’en est pas moindre. Je veux m’excuser de mes pleurs qui sont probablement choquants pour les policiers. Il parle aussi avec eux, je sens que nous sommes de plus en plus entourés. Aki l’interprète m’explique que sa maman Himiko, qui l’écoute travailler, est touchée elle aussi de notre histoire et veut nous prêter de l’argent pour nous aider à continuer le voyage. Je perçois très bien qu’arrêter notre voyage serait à leurs yeux leur pire déshonneur, en plus de décupler leur tristesse partagée.

La police nous accompagne de nouveau au supermarché, les enfants nous attendent depuis 8h, il est presque 17h, et nous raccompagnent à la maison sur la colline. On est sonnés. On est épuisés. Le soleil se couche, je m’accorde un bain avec Zoé dans cette petite salle de bain qui me rappelle encore les dessins animés de l’enfance, si réconfortants. Je lis en pleurant à toute la famille le magnifique mail envoyé par Claude, bénévole de l’association, qui ne nous connait pas, et pourtant a parfaitement cerné les enjeux de ce qui se passe maintenant dans nos têtes. Je veux qu’ils vivent la beauté de ce message, et perçoivent que le monde est fait de tellement plus de belles personnes que de voleurs malsains.

C’était un voyage au cœur d’un petit commissariat de campagne japonais. C’était une plongée au cœur de cet aspect paradoxal et tellement déroutant du Japon, cette rigidité inflexible qui rend les autorités froides et inhumaines, conjuguées à cette profonde empathie de ces habitants et de ces personnes qui représentent cette autorité à laquelle ils ne peuvent se déroger. C’était un voyage dans le voyage.



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