Voilà le moment de gagner notre graal, le lac de Köl Suu (prononcer Kil Sou), perché à 3600 mètres, tout au sud du pays, dans la région des éleveurs de yaks. Nous ne pouvons donc pas emprunter la route Sud qui passe par la frontière chinoise et qui s’avérait magnifique, mais l’accès par la route Nord est possible, alors on fonce. De ce côté, et pour la première fois du voyage, la route n’est pas inoubliable, mais reste difficile sur pistes sur des grands plateaux un peu ternes. On demande notre route à une famille de nomades qui fait sa lessive, j’en profite pour leur offrir quelques jouets, les visages des petits s’illuminent encore. Nous arrivons vers 14h au camp de yourtes : il y a de la place, on va pouvoir tester notre première nuit en yourte ! Une soupe aux oignons et aux pommes de terre plus tard, nous voilà en quête du lac : plusieurs options s’offrent à nous : le cheval, en 1 heure environ, mais il n’y en a plus de disponible. A pieds, il faut compter environ 2h30, c’est déjà un peu tard pour imaginer faire l’aller-retour et prendre le temps de profiter là-haut. Il reste la voiture, un autre guide explique à Nikolaï le chemin à envisager, ça ne semble pas facile, il y a une rivière à traverser, puis un jaïloo humide, mais on peut finir à pieds si besoin. C’est parti ! Alors que Nikolaï cherche, très hésitant, le moins mauvais passage pour traverser la rivière, on voit arriver au loin un convoi de cinq 4X4 qui semblent connaître la meilleure issue et n’hésitent pas une seconde : on les suit, sans savoir qu’ils resteront toute notre vie dans nos têtes ! On se lance, l’eau arrive à hauteur du capot, mais ça passe ! Ouf ! On continue alors la route en se suivant en convoi : le jaïloo est d’un vert éclatant sous le soleil, les plaines herbeuses et grasses sont cernées par les montagnes enneigées, des ruisseaux et rivières tumultueuses jalonnent la vallée, les troupeaux de yaks avec leurs impressionnants manteaux de laine nous scrutent, voilà une des routes les plus fantasmagoriques qui nous ait été donnée de vivre jusqu’ici ! Mais ce qui devait arriver arriva, nous voilà embourbés.. Les autres 4X4 font demi-tour et viennent à notre rescousse, on fait connaissance, un verre de vodka est systématiquement proposé que Nikolaï va humblement refuser, il semble s’agir de plusieurs familles amis, de Bishkek, venus passer le week-end au lac pour y camper deux jours. Ils sont super équipés, communiquent par radio entre eux, et font preuve d’une virilité slave assez caricaturale ! Voilà que la sangle est en place, je filme la scène au drone, des nomades à cheval accourent au galop en faisant trembler la terre sous nos pieds, et c’est parti : la voiture se fait tracter, glisse à droite puis à gauche, puis finit par trouver la trajectoire qui lui permet de s’éjecter des sillons boueux qui l’emprisonnaient. C’est juste magnifique, stressant et excitant à la fois ! Tout le monde se félicite et reprend la route, on répétera la manœuvre une seconde fois un peu plus loin, cette fois tout le monde est rôdé ! La route devient escarpée, en lacet, vertigineuse, mais encore une fois, ça passe ! Derrière nous une vue à couper le souffle sur le jaïloo… et nous arrivons enfin sur le lac de Köl Suu. C’est magique, irréel, ce bleu vert profond est hypnotisant. J’avais vu des vidéos où il devenait quasiment turquoise fluorescent en plein soleil, mais le soleil est déjà trop bas pour cela en cette fin d’après-midi.. Demain peut-être ? Je décide de réserver la session drone au-dessus du lac pour demain matin, étant un peu limite sur mes batteries. La bonne nouvelle, c’est que Nikolaï nous annonce qu’il ne se sent pas de repartir ce soir seul vu la difficulté de l’accès et qu’il va falloir camper sur place ! C’est juste génial, ce dont je rêvais ! On va pouvoir profiter de la fin de journée au lac, seuls au monde… Séance photos à l’infini, on se couvre car il fait de plus en plus froid au fur et à mesure que le soleil disparaît derrière les nuages et les montagnes. Köl Suu est un lac morainique, c’est-à-dire formé derrière une moraine frontale après retrait d’un glacier. Nous avons la chance de le voir plein car en 2018, en raison d’une exceptionnelle sécheresse, il n’était pas rempli ! On reste béat d’admiration, en pleine contemplation. On se trouve un petit coin intime pour planter la tente, avec une vue inimitable, le site le plus sauvage et le plus dantesque de notre vie !, tandis que Nikolaï reste avec les autres membres du groupe, une cinquantaine de mètres plus haut et plus en retrait. Les marmottes sifflent dans tous les sens, on aperçoit aussi des sortes de gros hamsters. Les températures deviennent négatives, on sautille sur place devant le réchaud pendant que les pâtes lyophilisées trempent, on mange rapidement, on se fabrique des bouillotes pour la nuit avec des bouteilles remplies d’eau bouillante, et on se glisse dès 20h dans les sacs de couchage, à l’abri du vent et de cette petite pluie de glace qui s’abat maintenant sur nous… Je prends mes notes, on papote dans le noir, c’est très agréable, c’est l’aventure cette nuit par des températures aussi froides ! Nikolaï nous a dit qu’il y aurait peut-être une petite averse de neige vers 6h du matin, puis le soleil devrait ré-apparaître. C’est alors que le cauchemar va commencer, en tous cas pour moi ! On était quasiment plongé dans le sommeil, quand, vers 22h, on entend un bruit suspect : on dirait qu’une sardine a sauté. On ouvre la tente pour aller regarder, et là, stupéfaction : une tempête de neige totalement silencieuse sévit devant nous, ayant déjà soufflé une épaisse couche de neige partout autour de nous… La tente est déjà bien couverte, et s’affaisse, c’est en fait un des arceaux de la tente qui s’est plié sous le poids de la neige ! Le stress monte, j’ai peur de me retrouver ensevelie sous la neige si on reste dans la tente, Pierre a plutôt peur de finir trempé si la toile continue de s’affaisser… On décide de s’habiller et de monter dans le noir à la rencontre de Nikolaï, c’est carrément l’ambiance « Tintin au Tibet » dans cette tempête éclairée à la lampe frontale. Nikolaï a du sentir notre angoisse, il descend lui-même à notre rencontre. Il nous propose de dormir dans la voiture, mais lui tient à rester sous la tente ! Les autres sont tous couchés également… On accepte, on va chercher le nécessaire, les sacs de couchage, les lampes, les bouillotes, on laisse le reste au centre de la tente en espérant que ça ne sera pas trempé demain. On est rapidement mouillés de neige sous toutes les coutures. Il nous installe le plus confortablement possible, nous rassure en assurant que la neige aura fondu demain matin au réveil, mais le stress continue de monter en moi : c’est bien la première fois que je vis une tempête de neige à si gros flocons dans des conditions aussi vulnérables… On a rapidement à nouveau chaud dans les super sacs de couchage prêtés par Elisabeth (température de confort -5 à -25 °C !) mais je ne parviens pas à fermer l’œil : les vitres sont recouvertes de neige de toute part, c’est oppressant, je ne peux pas surveiller le niveau de la couche de neige qui s’épaissit de minute en minute. On est enfermé dans la voiture, et le système de verrouillage automatique, avec lequel on a quelques moments de doute (ne s’ouvre pas quand on fait la manip’, il faut la refaire plusieurs fois), ne fait que faire monter encore mon angoisse : je suis au bord de l’attaque de panique par claustrophobie!!! Je me demande combien de réserve d’oxygène il peut y avoir dans une voiture à 3500 mètres, si on ne va pas s’intoxiquer avec notre propre CO2, si on est sûr d’être protégés de l’hypothermie, si la voiture ne va pas finir ensevelie sous la neige… Dehors la tempête ne s’arrête pas, les tentes sont progressivement recouvertes, j’ai peur pour les autres aussi ! Je me dis qu’ils connaissent par cœur ces conditions météo extrêmes mais j’admire leur sommeil ! Pierre lui reste très zen, heureusement, et ne comprend pas mes angoisses ! Il s’endort à plusieurs reprises mais je vais rester en hypervigilance toute la nuit sans réussir à dormir. Je surveille à travers mon carreau, encore un peu protégé, le niveau de neige sur la tente que je distingue devant nous ; je surveille le niveau de neige accumulée sur la vitre de Pierre, pleine aux 2/3… Les scénario catastrophe s’accumulent dans ma tête, je pense aux enfants, à l’ambassade, à l’armée qui pourrait peut-être venir nous secourir ? Les bouillotes dans mon sac de couchage ne sont maintenant plus très chaudes, une position confortable est impossible à trouver, la bouche est sèche, le cœur bat dans mes tempes, je tente de respirer calmement…
Je dois réussir à dormir malgré tout un peu, car je rêve que nous nous réveillons sous un grand soleil et qu’effectivement tout a fondu ! C’est peine perdue ! à 6h30 le jour se lève, tout est blanc, sans horizon, nous sommes enveloppés dans la brume, je sors de la voiture, l’angoisse ne m’a pas quittée, je marche dans environ 40 cm de neige ! Certes on n’est pas enseveli, mais je me demande bien comment on va pouvoir se sortir de là ! Les autres voyageurs sortent peu à peu, ça discute ferme, Nikolaï s’extraie de son cercueil blanc, et nous explique qu’il faut plier bagage maintenant et tenter de redescendre le plus vite possible, car plus les heures vont avancer, plus la fonte des neiges rendra la progression des 4X4 impossible dans la boue sous-jacente! Qu’à cela ne tienne, on peut enfin rentrer dans l’action ! J’ai l’espoir qui revient ! Les conducteurs de 4X4 sont préoccupés mais calmes et organisés. Ils m’offrent un thé bien chaud, ils ne perdent pas le Nord ces Khirghizes ! Certains ont le phénotype russe franc, d’autres les pommettes saillantes des Kazaks, un autre a le type asiatique… Le Kirghizstan est le pays le plus central de l’Asie Centrale et réunit des ethnies voisines, avec une dominante de phénotypes mongols, suivis des phénotypes russes caucasiens. Deux femmes et trois enfants les accompagnent, je dois reconnaître que dans ces circonstances si particulières, je me sens bien rassurée par la caricature du Russe parlant fort, grand, costaud, qui fume clope sur clope et se ravigore au shoot de vodka, qui connaît son pays, qui connaît la neige, et qui a l’intention ferme de nous sortir de là ! J’offre en retour nos abricots secs, Pierre reste amusé de la situation, il m’épate vraiment, lui qui d’habitude stresse facilement lorsqu’il n’est plus maître de la situation ! La neige recommence à tomber, j’ai les doigts gelés, les pieds engourdis, j’ai peur de perdre un orteil maintenant !!
Le convoi se met en route, il faut d’abord réussir à faire descendre chaque véhicule sur la première pente raide suivie du virage en épingle à cheveu : my god !! Ils ont calculé l’ordre des véhicules à lancer selon la puissance des moteurs, la taille des pneus, ils communiquent par radio, on suit à pieds bien sûr, c’est trop dangereux ! Les voitures glissent, chassent sur les côtés, les hommes forment une barrière pour les repousser et les faire glisser de l’autre côté comme sur une patinoire, je suis en admiration devant leur ténacité… C’est maintenant chacun leur tour que les véhicules s’embourbent, fument, on creuse des sillons pour faire s’évacuer l’eau, on construit des murets de pierre pour éviter que les voitures ne basculent dans le vide aux virages serrés.. Le soleil se lève progressivement, en trois heures on a parcouru 500 mètres, c’est désespérant… On fait quelques photos et vidéos au portable, mais j’ai laissé mon appareil photo dans la voiture, n’étant pas dans mon état d’esprit habituel ! Vers 11h Nikolaï nous propose de partir devant à pieds pour rejoindre le camp de yourtes, on va devoir suivre les traces des chevaux dans la neige ! L’angoisse ne me quitte pas, la voiture est très embourbée et on décide de ne pas retourner dans le véhicule pour ne pas l’enfoncer plus encore, on part donc avec nos bâtons de marche, un sac à dos, quelques barres céréales et pas d’eau ! On a 7 km à parcourir. L’horizon est sublime, je suis partagée entre l’angoisse de parvenir aux yourtes et l’envie de retourner voir le lac qui doit être splendide maintenant que le soleil l’éclaire, entouré de blanc… Je voudrais surtout pouvoir passer une alerte car je suis convaincue que le reste de la troupe va devoir camper une deuxième fois dans la neige et que les véhicules resteront prisonniers de la route. Comment trouver quelqu’un qui parlerait anglais et russe ? c’est une denrée rare !! Pourrait-on envoyer des cavaliers en reconnaissance pour aller les chercher ? La marche est fatigante, la neige est lourde, le jaïloo est trempé sous nos pas, et le soleil tape fort maintenant, rendant le paysage exceptionnel. On croise bientôt un jeune berger ( 11 ans ?) sur sa monture, qui garde une cinquantaine de moutons et une vingtaine de chevaux ; alors qu’on lui demande la direction des yourtes, il nous propose (merci la gestuelle !) de nous monter sur son cheval pour traverser la rivière qui nous fait barrage : c’est totalement irréel !!! Il nous monte l’un après l’autre sur la selle, reste à cru derrière nous et maintient les rennes, et le voilà qui engage sa bête dans la rivière tumultueuse ! Quelle aventure décidément ! Le cheval a l’eau jusqu’aux genoux, j’ai peur qu’il s’effondre à chaque pas que les cailloux des fonds rendent instable ! Il me dépose sur l’autre rive et va rechercher Pierre ; là j’ai carrément peur que le cheval meure noyé mais sacrée bête, elle résiste bien ! En récompense on offre au petit garçon une barre de céréales qu’il accueille avec un sourire jusqu’aux oreilles alors qu’il avait le visage fermé jusqu’alors. On lui donne toute notre reconnaissance… On poursuit notre épopée, et voilà bientôt les yourtes en vue, mais une succession de collines crevassées nous séparent d’elles, et la fonte de la neige rend notre progression de plus en plus difficile : c’est maintenant Pierre qui perd pied, au sens propre comme au figuré, paralysé par son vertige et son instabilité dans les pentes de boue. Je reprends confiance, mes années de gymnaste sont toujours d’une aide précieuse dans ces cas là !, et je dirige les manœuvres maintenant. Nous arrivons épuisés mais heureux aux yourtes, où l’on nous propose une soupe bien chaude ! C’est alors que Pierre voit arriver au loin le convoi des 4X4 qui traversent, un par un, la rivière, dans des gerbes victorieuses !! On les accueille en héros, toute angoisse se dissipe instantanément et se transforme en satisfaction d’avoir vécu une expérience hors du commun ! On profite de notre « oujnin » sous la yourte, le soulagement est maximum, la joie emplit nos visages, et Nikolaï est hyper fier !! « adrénaline, adrénaline » plaisante-t-il en levant le pouce vers le haut !! « Köl Suu = super ! » oui ! oui !
On reprend rapidement la route pour Naryn, les yaks dans la neige sont toujours aussi beaux, les sommets sont étincelants, j’ai toutes sortes d’émotions en moi : la conviction d’avoir vécu l’exceptionnel, la mesure de la chance d’avoir vu Köl Suu dans un vert magnifique et dans un blanc angoissant mais sublime, la chance d’avoir partagé cette solidarité humaine universelle dans les moments délicats, et la frustration de ne pas avoir vu le magnifique turquoise du lac sous le soleil alors qu’il se levait pendant notre échappée à pieds : voilà tous les ingrédients réunis pour donner l’envie d’y retourner un jour ??